Réflexions et textes

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Compter ou sentir, il faut choisir !

 

La perception des cycles s’enseigne difficilement. Une situation courante consiste à avoir, confrontés l’un à l’autre, d’une part un élève désireux de prendre conscience des cycles en jouant et, de l’autre un enseignant maîtrisant ce problème depuis bien longtemps, mais de manière inconsciente. L’élève demande au professeur : "Apprends-moi à sentir les cycles !" et le professeur répond : "Fais comme moi. Regarde ! Je les sens !" On ne peut pas dire que ce soit là un modèle pédagogique à suivre, même si quelquefois l’enseignant insuffle par ses encouragements à l’élève un enthousiasme et une volonté libérant chez celui-ci une énergie qui, pour un temps, pourra amplifier ses capacités. Il appartient au professeur d’indiquer à l’élève des pistes, sinon des techniques permettant à celui-ci d’acquérir petit à petit la compétence visée.

C’est ici que le maître s’expose à un second piège. Car, fort de cette bonne intention, il donnera à l’élève force conseils en lui faisant comprendre la marche à suivre pour développer ce savoir-faire : ce qu’il faut travailler, ce qu’il y a lieu d’éviter, ce à quoi il faut faire attention… De bons résultats pourront être obtenus, mais pour nombre d’élèves, les indications du professeur n’auront pour effet que de rendre le problème encore plus insurmontable. C’est que ce dernier oublie sans doute que nous ne gérons pas tous les difficultés de la même manière. Nous avons tous une histoire différente, nous venons d’horizons divers, nous ne partageons pas les mêmes tempéraments, nous avons chacun notre mode de pensée préféré, nous sommes cérébraux, émotionnels ou kinesthésiques, patients ou empressés, organisés ou intuitifs, maniaques ou confiants. Comment alors imaginer qu’une méthode qui fonctionne pour l’un d’entre-nous s’avère également efficace pour les autres ? Il conviendrait que l’enseignant propose à son élève diverses possibilités pour atteindre le résultat souhaité. Ce dernier cependant, a comme tout un chacun à un moment de son parcours, trouvé sa propre solution au problème, et nous savons tous qu’il n’intéresse personne de trouver de nouvelles réponses à une question personnelle déjà résolue. C’est pourquoi celui qui deviendra plus tard professeur aura, à juste titre, travaillé, développé, consolidé, mûri sa manière de faire dans un souci d’efficacité et de compétence personnelles. Mais voilà qu’on lui demande aujourd’hui de relativiser sa méthode et de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. Périlleuse mission.

Conscient de cette difficulté et dans le souhait d’offrir à ceux qui sont dans le processus d’acquisition de la conscience des cycles un éventail de recommandations aussi large que possible, j’ai demandé à quelques musiciens confirmés de bien vouloir témoigner de la manière dont ils gèrent la conscience des cycles dans les situations polyrythmiques (ce sont, à mon sens, les cas où la conscience des cycles devrait être la plus aiguë). Je leur ai suggéré de tenter, par introspection, de comprendre comment ils fonctionnent et de m’envoyer deux trois lignes d’explications à ce sujet. Voici ci-dessous leurs réponses que je donne par ordre d’arrivée.

A.M.

 

Je gère naturellement me semble-t-il la conscience des cycles. C'est heureusement un paramètre auquel je ne dois pas (trop) penser. Si je crée, en improvisant, un polyrythme, c'est que inconsciemment (sans doute), je peux le gérer dans sa structure, dans ses accentuations et dans le cycle qu'il génère.

Le problème se complique si je reprends au vol un polyrythme créé par un partenaire ou si, par défi (et comme exercice, chez moi, à l'aise) j'essaie de gérer un polyrythme créé par quelqu'un d'autre (à l'audition d'un disque ou trouvé dans le début d'un morceau, par exemple). Il m'arrive (heureusement...) d'être en difficulté. Je fais alors appel à un vieux processus qui fait partie de ma pédagogie. Toujours penser par 4 mesures. Donc, écrire ou réécrire un morceau existant par 4 mesures, si ce n'est pas le cas. La grille d'accords sera évidemment disposée de la même manière. Et là, la mémoire visuelle joue et, en fermant les yeux, je peux voir sans trop de difficultés, les 4 mesures (donc la 1re ligne) qui se remplissent et puis la 2me, voire plus loin.

En résumé, car j'ai été trop long : pour moi, le feeling m'aide beaucoup et le processus indiqué ci-avant est un ultime recours.

Richard Rousselet

 

Mon sentiment est que je cherche inconsciemment la paire dans les comptes. Une fois un laps de temps écoulé (qui devient l'unité), j'attends le même laps de temps. De même, lorsque je suis à l'aise dans une structure, je sens quand on passe le cap de la moitié ou du tiers.

Xavier Tribolet

 

Comme tu sais, je fais partie du groupe "Greetings >from Mercury" où je suis constamment confronté avec 1. des mesures impaires et 2. une superposition de plusieurs mètres.

Dans les deux cas, je fais une maquette du morceau dans "Cubase" pour pouvoir écouter et finalement jouer avec l'ordinateur. D'abord comprendre avec la tête et ensuite sentir le rythme en jouant. Ensuite, il y a les répétitions avec tout le groupe, où on travaille 2 choses: 1. la mise en place des thèmes et tous les autres paramètres "exacts" et 2. le travail des improvisations avec la rythmique et les discussions sur les différentes manières de ressentir la même donnée rythmique (par exemple: "Vaut-il mieux sentir le groove en 3,5 ou en 7 ?").

Et finalement il y a le "live", nous jouons souvent les mêmes morceaux en public et grâce à ça les tempos changent, on attribue un certain "feel" à chaque morceau et la magie peut commencer.


Peter Hertmans



En situation de jeu, j'essaie d'intégrer la pulsation de base par un balancement régulier du corps avant-arrière, qui donne un temps fort sur la position "avant". Ensuite, j'imagine et joue le rythme et les intervalles d'une cellule mélodique préalablement utilisée, en la tronquant ou la prolongeant arbitrairement. Je répète ce nouveau schéma rythmique tout en conservant la perception de la pulsation initiale par le balancement suggéré, et par l'écoute de la basse.

Alain Rochette  

 


Un blues de 12 mesures en 4/4, 3/4, 6/8 ou 12/8 m'habite en tant que blues de 12 mesures, avant tout. Par contre, un morceau comme "Solar" (faux standard de seulement 12 mesures) me paraît "logique" à l'exposé du thème, mais me demande concentration à l'impro, car la structure harmonique pourrait me dévier, me dérouter par référence à des standards plus "carrés" de 16 ou 32 mesures.

De la même façon avec "Blue in Green" (10 mesures). Dans le contexte
novateur de "Kind of Blue", l'album où Miles Davis a voulu institutionnaliser l'usage de la modalité dans le jazz, il semble probable que "Blue In Green" est destiné d'une certaine manière à piéger l'auditeur (il n'est exposé qu'une fois, à part l'intro furtive du piano) : à la première écoute (je m'en souviens) on se demande un peu ce qui se passe; selon qu'on n'analyse pas ou qu'on analyse la structure lors de notre écoute, on a des perceptions très différentes de "Blue in Green" me semble-t-il. C'est une ballade qui ensuite sera souvent mal jouée à cause de cela : vue sa structure inhabituelle, les musiciens y accumulent souvent les points de repères structurels au détriment de la continuité, donnant inéluctablement un sentiment de rupture à chaque passage de la dernière à la première mesure du cycle - ce qui est le contraire de l'effet escompté -. Un peu comme dans les morceaux en 5/4, 7/4, 9/4 etc où on pèse 10 tonnes sur le premier temps pour bien se rassurer qu'on est ensemble!. (je caricature)

Miles Davis appelait dédaigneusement (il faisait presque tout dédaigneusement!) les compositeurs funk ou rock : "the four-bars composers" (il aurait pu dire, dans pas mal de cas les one-bar /two-bars composers), pensant à ceux qui font tourner un cycle de 2 ou 4 mesures, démarche typique de l'utilisation des logiciels musicaux informatiques. Prince est L'exemple. Mais longtemps avant, James Brown l'était aussi - et est d'ailleurs devenu La référence de la dance music des années 80 et suivantes, comme on sait.

J'ai posé un jour la question à des amis musiciens de pupitre (et en même temps jazzmen) : quelles sont les grandes différences de comportement entre vous (issus du jazz) et vos collègues issus du classique, au cours d'une exécution où vous êtes mélangés. Il y avait des typologies intéressantes, mais selon mon témoin principal (Alex Scorier en l'occurrence, mais les autres l'ont rejoint), la principal différence n'était pas technique - en termes d'exécution ou de lecture, ou de suivi du chef d'orchestre -, mais plutôt dans la perception du temps [de la durée]. Alex prétendait que, dans les longs silences (fréquents pour des sections de cuivres notamment), les "classiques" comptaient ostensiblement pour savoir quand reprendre, alors que pour un jazzmen, 32 mesures (et même plusieurs fois 32 mesures) était une distance imprimé de leur 'hardware' : ils réattaquaient sans compter et sans erreur.

Ce que je trouve intéressant dans ta question, c'est que ça s'apparente un peu à l'analyse psychologique (psychanalyse, psychiatrie, etc). Il me semble que c'est par l'analyse du dysfonctionnement qu'on découvre le
fonctionnement (au contraire du reste de la médecine qui analyse la "bonne santé" pour effacer les déviances, comme on sait).

Mais il m'est impossible de me souvenir de l'effet que produisait sur moi l'apprentissage des cycles 4, 8, 16, 32 mesures. Un jour j'ai simplement été capable de les percevoir sans y réfléchir. Maintenant, c'est un peu le
contraire : j'ai du mal en m'affranchir de ces métriques stéréotypées :
elles font partie de mon système neurovégétatif, comme la respiration et les battements de coeur, avec ce inconvénient assez fâcheux au fond, que je dois faire un effort pour m'imprégner des autres cycles.

J'insiste sur un aspect qui me paraît très important. Si l'on invite des
musiciens de pratiques différentes (jazz, rock, funk, etc) à improviser sur un mode (un accord), ils se comporteront assez différemment en fonction de leur horizon musical. Les jazzmen construiront souvent sur un multiple de 8 mesures, là où les autres développeront plutôt des phrases sur deux ou quatre mesures, soit même sans structure particulière. Il est probable que les jazzmen auront moins "peur du silence", puisqu'ils pensent en plan plus large et laisseront davantage respirer leur solo. Cela relève bien sûr aussi de la place et du rôle de l'impro selon les types de musique; clairement, elle n'est centrale que dans le jazz. Mais c'est pour cela que c'est important : l'impro est le type d'expérience où la perception des cycles est la question la plus fondamentale. Toute la question est que la perception des cycles est culturelle et idiosyncrasique, puisqu'elle relève simultanément (et même en leur absence) de paysages surtout harmoniques mais même mélodiques subconscients.

Voilà, il y a un peu plus, je vous le mets quand même, comme dit le boucher. Je m'aperçois en tout cas que c'est un sujet qui descend très loin dans les anfractuosités de la réflexion. J'en suis même surpris, à ce point. Ça pourrait même m'empêcher de dormir, comme le coup de la barbe au-dessus ou en-dessous des couvertures.

Marc Moulin

 

Comme tu sais, les "non-jazzmen" de mon espèce (...bien que grand
"consommateur" de jazz, dans mon cas !), et surtout ceux qui fréquentent régulièrement le répertoire contemporain (encore moi...), ne sont presque jamais confrontés à ce problème des "cycles" de mesures régulières...

Nos problèmes sont plutôt de l'ordre de la gestion des polyrythmies complexes entre plusieurs musiciens , des changements brutaux dans les rapports de tempi, de "réponse" d'un son par rapport au geste reçu, de respiration, etc...

Même dans le répertoire classique, je crois que nous pensons beaucoup plus le temps musical en termes de "périodes structurelles", de "phrasé", de "logique d'expression", de "direction, de mouvements dynamiques", de "rubato", etc., qu'en termes de "Cycles" de X mesures...

Ce qui ne veut certainement pas dire que nous n'avons pas de... problèmes de rythme !!!!!

Georges-Elie Octors

 

Dans une polyrythmie familière, donc expérimentée, vécue, assimilée tant que possible, le cycle prend sa place dans la palette des pulsations ; j’aurai ainsi à gérer la pulsation-rythme (en général la pulsation correspondant à la plus petite valeur de note contenue dans le rythme), la pulsation-temps (le tempo) et la pulsation-cycle (l’espace temporel occupé par le ou les cycles émergeant de la polyrythmie). Par "gérer", j’entends "vivre" les rapports qui s’établissent entre ces diverses pulsations de par leur valeurs temporelles et qui sont assimilés au point d’être non plus multiples mais "un". Mais quel long chemin pour en arriver là !

Denis Orloff

 

Tout d'abord dans ce genre de situations, je suis en général assez larguée! Comment je m'en sors ? J'écoute bien tout le monde, et je tâche de bien sentir la valeur commune à tous, la double croche dans le pire des cas. Sans arriver à prendre vraiment conscience de tout ce qui se passe autour de moi, ce système marche bien.

Ensuite pour sentir les cycles, l'instinct, tel que je le développais à tes cours, c'est à dire sans compter réellement, en faisant confiance à ma perception du temps ( des cycles ), mais il m'arrive de devoir compter discrètement, 1, 2, 3, 4, etc...ou de choisir un mouvement du pied, gauche-droite, en accentuant le début de chaque cycle à gauche, par exemple, un repère physique.

L'analyse de la situation au préalable, quand c'est possible, c'est à dire en étudiant chaque partie, me permet de prendre des repères, presque toujours en commençant par la ligne de basse. Dans ce cas, il m'est parfois possible de sentir les cycles dans la décomposition d'un autre, tout en conservant la mienne, c'est sûr, c'est l'idéal.

Finalement, c'est un peu comme fixer un point devant soi, tout en essayant d'avoir une perception globale des éléments qui l'entourent, qui sont en mouvements, mais sans se laisser distraire par eux, c'est mon système D de sauvegarde, je n'arrive pas encore vraiment à conscientiser plusieurs formules rythmiques en même temps, alors que curieusement, pour ce qui est des notes...

Anne Wolf

 

Pour moi il y a deux possibilités : 1) on sent le polyrythme et on ne doit donc pas "réfléchir" pour le jouer, 2) on ne sent pas le polyrythme et on doit forcément "calculer" ou subdiviser pour arriver à l'exécuter.

Jan De Haas

 

Etant un autodidacte, c'est par instinct que je me suis intéressé au jazz et je pense que c'est en écoutant des disques et par là en retenant des phrases par cœur que j'ai assimilé assez facilement les cycles. Surtout ne pas compter ! Les durées 4 8 12 doivent s'ancrer naturellement en soi.
Robert Jeanne  



Pour répondre brièvement à tes questions, je n'ai certainement pas la clé universelle qui permet à chacun de maîtriser tous les aspects du rythme musical que tu évoques. Comme pour la musique en général, au plus tôt on commence, au mieux cela vaut... C'est dire que je déplore hautement l'insuffisance chronique de notre enseignement du jour en cette matière essentielle!

Comme l'ont fait, je suppose, les premiers humains, c'est par la voix et les percussions qu'il faut commencer, sans accessoire, avec le corps même, si riche en possibilités sonores: durant toute notre vie, nous transportons, pour ainsi dire, notre propre instrument avec nous. Et, dans le même ordre d'idée, on aura toujours grand intérêt (et grand joie) à lier, comme le font les Africains, le chant, les percussions et la danse. Egalement, des cellules mélodiques simples, quasi mnémotechniques ainsi que des schémas physiques des mains ou des pieds aident grandement à l'assimilation consciente ou inconsciente des cycles dans les situations polyrythmiques. L'imitation des rythmes africains et cubains est évidemment dans ce domaine une source continue d'enrichissement; mais, la polyrythmie se trouve déjà très tôt dans notre musique occidentale. Les pianistes trouveront avec profit dans les sonates classiques de nombreux exemples d'oppositions 3/2 ou 4/3.

Quant à la question de ressentir sans compter les cycles de 4, 8 ou 16 mesures, quoi de plus facile que de chanter intérieurement une simple mélodie correspondant au nombre de mesures? A chacun de trouver ses propres références qui peuvent aller de "Frère Jacques" à "Giant Steps". Quant au cycle de 32 mesures de schéma AABA, les musiciens américains l'appellent parfois "I Got Rhythm", invitation à sous-entendre, pendant la durée voulue, le célèbre thème de Gershwin pour ce que nous appelons l'"Anatole".

Marc Hérouet



Je ne peux que te répondre de manière instinctive. Je ne suis pas très sûr d'être très bon sur ce coup-là, J'ai ma petite danse et je démarre toujours sur le pied gauche…

Frankie Rose

 

Difficile de répondre simplement, vu qu'il y a plusieurs méthodes que j'utilise suivant les circonstances.

Ce qui me parait clair dans certaines circonstances, c'est que j'amplifie démesurément le temps qui débute la mesure, pour être sûr de ne pas le perdre (surtout dans le cadre de mesures asymétriques), et j’essaye de ressentir la respiration naturelle que l'on place dans le courant de chaque quatrième ou septième/huitième mesure. Pour cela la mélodie m’aide souvent. Surtout si elle est de carrure "normale", par exemple A interrogatif, A conclusif, B, A conclusif.

Si la mélodie ne peux pas m'aider (par exemple si la grille d'impro est différente de celle de la mélodie), alors je me crée une mélodie qui répond à ce type de schéma simple du genre AABA. Cette mélodie créée ressemble plus à une sorte de scat marmonné entre les dents, ou même simplement pensé (ou plutôt ressenti au niveau de la respiration). Il n'y a donc pas vraiment de dessin mélodique, mais plutôt une pulsion qui se termine, à la 4ème ou 7-8ème mesure de manière interrogative une fois sur deux, et conclusive l'autre fois.


Fabien Degryse

 

Lorsque j'ai commencé à jouer de la guitare, j'ai entendu des thèmes de 12 mesures : les blues de boogie woogie. Je les ai même joués au piano : Count Basie, Bill Hailey, 1955 : "Rock Around the Clock", Fats Domino… La main gauche piano boogie woogie m'est resté ancrée tout de suite dans le corps. Je trouvais incompréhensible que certains de mes copains ne respectaient pas la forme en sautant une ou plusieurs mesures.

Pareil pour les thèmes de seize ou trente-deux mesures. C'est comme si j'entendais dans ma tête la structure du thème se dérouler en boucle. Je suis incapable de dire avec certitude si c'est la durée, la mélodie ou la grille d'accord. Je pencherais sans doute pour cette dernière afin de donner tout de même une indication. Ou peut-être même une combinaison des trois…


Philip Catherine  



Pour ma part, je pense qu'il est important d'abord de différencier la gestion de la pulsation de celle des cycles rythmiques. La première est une base à laquelle nul ne devrait échapper. La gestion du "temps qui passe" transite par un étalonnage régulier. Cet étalonnage régulier a néanmoins d'un point de vue physique un rôle et un effet différents suivant sa position au sein d'une mesure.

Personnellement je pense ressentir une sensation physique et mentale différente sur chaque temps qui me permet de me situer au sein d'une mesure. Exemple : une mesure en 4 contient des temps 1Fort 2faible 3Fort 4faible (c'est la théorie musicale classique), mais je parviens à différencier le 1 du 3 (cela n'a rien d'extraordinaire, je sais). Donc, je pense m'attribuer mentalement et physiquement une "échelle" virtuelle de dynamiques.

En ce qui concerne les cycles de 4, 8 et 16 mesures, je pense procéder par l'assimilation d'une mesure complète à un nouveau temps et, par conséquent, recréer une échelle virtuelle plus lente en pulsation et longue en temps (8 mesures deviennent 2 temps et 16 mes. 4 temps). NB : je peux me retrouver éventuellement dans un autre découpage (ex : 8 mesures deviennent 4 temps), mais je suis incapable de passer d'un découpage à l'autre.

Lors de travail de polyrythmes, j'essaie d'appliquer ce même principe. L'échelle peut parfois (souvent) être ébranlée s'il y a trop d'oppositions entre la dynamique de mes mouvements, de ma voix ou encore de ce que j'écoute et la dynamique virtuelle que je me suis fixée d'où la nécessité absolue de garder au minimum la sensation dynamique du 1er temps de chaque mesure. Mon passé musical, mes acquis, mes influences musicales, mon expérience et la musique que je joue me permettent de combattre naturellement ces oppositions dans une certaine mesure. Le reste c'est du travail.

Jacky Coppens


J'ai beaucoup joué avec des musiciens africains et bien souvent quand je croyais avoir compris où était le temps je regardais leurs pieds et presque à chaque fois, ils battaient un autre temps que le mien ! Pour rentrer dans le même groove qu’eux, on est obligé de comprendre le temps exactement comme eux. Cela donne son plein sens à la musique que l'on joue. C'est par immersion, au delà de la musique, dans la vie de tous les jours, que j'ai petit à petit pu entrer dans cette perception du rythme. Où le temps est en fait pluriel, la dynamique rythmique vient de cette superposition qui fait que les mesures se touchent et rebondissent.

Pietro Vaiana



En ce qui me concerne, l’apprentissage des cycles de 2, 4, 8, 16 et 32 mesures s’est fait par une longue pratique de musiques fonctionnant sur ces canevas (blues, standards de jazz, funk,…). La polyrythmie au sens où on l’entend dans le milieu musical (superposition de métriques différentes qui se rejoignent de façon cyclique), je l’ai travaillée par l’usage de petites percussions dans lequel elle est d’abord gestuelle et sonore. Je n’ai cependant pas énormément approfondi la question, je me suis arrêté aux superpositions de 2, 3 et 4.

Par contre dans ma pratique pédagogique, le travail que nous avons fait avec toi m’a apporté énormément : je fais un usage important du système de pas que tu nous as transmis, combiné avec le système indien de découpage du temps (thaka, thakita, thakadhimi,…). Cette méthode donne très rapidement d’excellent s résultats, surtout avec un public n’ayant pas d’éducation musicale qui en apprécie le côté ludique. J’ai par exemple mis sur pied un orchestre de percussions en 96 heures avec des enfants de 10 à 12 ans en y incluant des polyrythmies de type "clave" ; sans cette méthode, je n’y serais pas arrivé.

Il est utile de souligner que, pour des non musiciens ou des musiciens débutants, la superposition de croches, de triolets, … à des noires est loin d’être chose simple. C’est déjà de la polyrythmie au sens strict du terme, c’est à dire exécuter des rythmes différents avec différents membres (du corps).

Je suis donc convaincu qu’un travail corporel du rythme en change la perception de façon fondamentale tandis qu’une approche intellectuelle fabrique des "impuissants" rythmiques. Na !

Alexandre Furnelle

 

Que nous parlions de la position des planètes ou de l’évolution de l’humanité, des animaux et des plantes, toutes les choses se déroulant dans le temps sont soumises à des cycles. Puisque l’homme vit dans le temps et fait donc partie des cycles, il lui faut les comprendre sur le plan émotionnel et/ou intellectuel. Il doit les étudier, apprendre à les connaître, à les utiliser afin de pouvoir se situer. Par nécessité, cette activité est devenue une sorte de seconde nature, un "instinct" même pourrait-on dire.

Si l’on applique cette idée à la musique, où les cycles sont parfois capricieux, il nous faut a priori être en mesure de faire appel à cette "seconde nature". Celle-ci s’est construite d’après notre expérience et s’avère bien plus rapide que l’intellect.

La seconde nature "sait", l’intellect "apprend".


Raf Schillebeeckx

 

En ce qui concerne les cycles de quatre, huit ou seize mesures avec ou sans polyrythmes superposés, je fonctionne comme suit :

S’il n’y a pas de superposition, je peux aisément sentir un cycle sans compter quelle que soit sa longueur. Je pense que cela vient du fait d’avoir écouté depuis toujours de la musique basée sur ce système de quatre, huit ou seize mesures (ex : la chanson française, le jazz, la musique pop). Il en va de même pour les polyrythmes "faciles", ce qui est subjectif, bien sûr (ex : 3 sur 2 ou encore 4/8 sur 9/8).

Si la superposition des rythmes est plus complexe, comme par exemple un groupe de triolets de neuf croches en 5/4, au commencement, j’aime avoir un repère (une séquence rythmique et/ou harmonique comme un pattern de percussion, une ligne de basse etc.), de façon à ne pas perdre le contact avec la pulsation d’origine. Parfois aussi, j’aime compter à voix haute pour assimiler une nouvelle difficulté, ça dépend. Cette approche m’aide à mieux appréhender ces polyrythmes "difficiles", afin de, petit à petit, les jouer plus "naturellement", c.-à-d. de pouvoir me débrouiller seul quel que soit le cycle. En général, je n’ai pas de problème particulier avec la longueur des cycles tant qu’il s’agit d’un multiple de quatre.

De temps en temps, il m’arrive d’imaginer des polyrythmes trop "évolués" pour moi, et je me perds après seulement deux ou trois mesures (ex : un cycle de 9 doubles croches avec un accent sur la quatrième en 4/4). Il ne me reste alors qu’à analyser ce que j’ai entendu et pratiquer avec un support (voir ci-dessus) en espérant m’en détacher par la suite…

Il est évident qu’à force d’y penser, de les travailler, les polyrythmes deviennent plus accessibles et finissent par faire partie de notre langage ; mais, pour ma part, il est très rare que je puisse contrôler une superposition complexe de rythmes sur un cycle long sans avoir au préalable répété et/ou analysé cette même superposition.


Philippe Mobers

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